Je me
rappelle de ce vol où l’on avait effectué un ferry (à vide) vers
Shannon, pour ensuite emmener les pèlerins en deux heures à peine à
l’aéroport de Lourdes Tarbes pyrénéen. Ma collègue préférée, Eva, avec
qui j’avais déjà fait les 400 coups en escale, m’accompagnait ce
jour-là. Il était 6h du matin et l’embarquement prenait des airs de
procession.
« Good morning, madame!
- Good morning, sweetheart!
- Good morning, sir, welcome!
- G’morning darling, how are u?
- Good morning, welcome!
- Good morning sweetie!
- Welcome !
- Thank you cutie ! »
Ces surnoms polissons d’alcôve, débordants d’amour chrétien, nous
changeaient de l’accueil de puritain frigide de nos habituels passagers.
En fait, une aura bienveillante, une mentalité unique transcende
toujours ces vols : dans une ambiance bon enfant qui relègue La Petite
Maison dans la prairie au rang d'une série allemande, tout le monde
s’échange des politesses et des sourires. Les bonjours, les mercis et
les s’il vous plaît pleuvent en déluge dans cette arche de Noé
d’éclopés, d’infirmes, de débiles et de bonnes sœurs… Vu de l’extérieur,
ça ressemble aussi à un casting pour un film de David Lynch.
Cette
fois encore, comme d'habitude, l’embarquement durerait une éternité de
purgatoire. Dans une odeur opposée à celle de sainteté, rappelant le
cloitre et la vieillesse, les chaises roulantes seraient démultipliées…
Un interminable calvaire pour installer tout le monde, je ne vous raconte pas la scène !
Les
dévots attachés, je checkais la cabine et les issues de secours. Je
devais, comme le veut la consigne, m’assurer que des personnes aptes à
ouvrir les portes en cas de cataclysme soient assises à leur niveau.
Tout à mon office, j'ai tourné la tête à gauche, j’allais expliquer à la
personne qui était assise là comment elle pouvait débloquer le système
d’ouverture, lorsque j’ai réalisé qu’elle n’avait pas de bras ! A ma
droite, un impotent n’arrivait même pas à boucler sa ceinture de
sécurité. Je les ai immédiatement changés de place puis j’ai parcouru du
regard l’assemblée de pèlerins. Parmi les manchots et les aveugles, les
débiles légers ou profonds ou les handicapés moteurs, impossible de
trouver âme qui vive pour cette mission. En cas de crash, il faudrait
s’en remettre au créateur et espérer un miracle.
Mais déjà l’heure
était au départ, l’ascension commençait, dans un silence de cathédrale.
Le service petit déjeuner débutait lorsqu'Eva m’a dit : « Zak, je ne
comprends pas ce qu’elle veut… Elle me demande un Brandy avec Ginger
Ale.
- Heu… On n’en a pas !
- Do you see it on the top of the trolley ?, a-t-elle demandé à la passagère en montrant le trolley »
La passagère a fait non de la tête. Eva a ajouté avec malice : « So, we don’t have ! Would you like some coffee or tea? »
Dès 8h, la prière du matin encore sur le bout de la langue, ils étaient
une dizaine à réclamer ce hard drink pour accéder un peu plus à la
passion.
Quelques verres plus tard, Miss Brandy Ginger Ale, déjà
exaltée, a arrêté Eva qui passait à sa hauteur et lui a montré la carte
de consignes de sécurité. Le regard énigmatique, elle lui a demandé : «
What is this ?’’ en désignant l’icône du talon barré. Cette question,
elle devait l’avoir ruminée depuis l’heure du Brandy matinal.
L’hôtesse lui a donc dévoilé qu’en cas d’évacuation de l’appareil, les
passagers qui portaient des talons devaient les enlever avant de glisser
sur le toboggan, afin d'éviter de l’éclater.
Peu convaincue, Miss brandy a fixé les hauts talons d'Eva et a ânonné : " And you ?
- Moi ? Je peux ! I'm allowed!, lui a-t-elle rétorqué."
Puis elle s’est éloignée comme une idole sur ses hauts talons, sans lui
laisser une occasion d’en rajouter. Les passagers se mettaient à nous
sermonner! C'était le début d'une ère nouvelle, bientôt, ils nous
entendraient en confession!
De mon côté, j’étais en train de
méditer sur une question existentielle : pourquoi la compagnie
n’avait-elle pas proscrit le sel et le poivre plus tôt ?
Pour faire
des économies supplémentaire, elle avait un jour décrété que les kits de
couverts posés sur les plateaux repas en seraient dépourvus. Nous
avions reçu cette nouvelle comme une délivrance… En effet, sur ce satané
vol, les paxs, comme possédés par je ne sais quel esprit malin,
versaient tous le sel et le poivre dans leur café, à la place du sucre !
Nous passions notre temps à changer les tasses.
Le sel, je le
confesse, peut se confondre avec le sucre.. Mais le poivre ! Le service
déjà très serré pour ce vol si bref en devenait infernal… nous courrions
comme des damnés en cabine pour que chacun puisse savourer son breuvage
sans grimacer. Au moment de débarrasser, il y en avait toujours un,
plus inspiré, qui me disait: "Votre café a un drôle de goût, monsieur
!’’ Si tu le saupoudres de sel et de poivre, c’est tout-à-fait normal
qu'il soit imbuvable ! Jésus changeait l'eau en vin; nos passagers
changeaient le café en gaspacho. Et je revois s'amonceler ces reliques
de tasses maculées du noir des grains de poivre. Certains, apparemment,
croyaient expier leurs péchés en buvant notre ignoble café. Ou
peut-être n’osaient-ils pas provoquer notre courroux en en demandant un
autre ?
À bord, on assistait régulièrement à des messes données
en plein ciel. Je me rappelle de la première fois où j'y ai eu droit.
Je servais le café, me frayant un chemin à travers la cabine, tel Moïse
fendant les eaux. Soudain, une voix retentissante à entonné un
cantique, tous les passagers lui faisaient écho. Moi j'étais là, le pot
de café tendu vers un des fidèles, pétrifié, attendant la fin de
l'office. Puis, comme c'était interminable, j'ai recommencé à proposer
mes boissons. J'ai dû me répéter parfois quatre fois pour me faire
comprendre. J'avais l'impression de faire la quête! Un grand moment de
solitude. Eva avait même pensé à utiliser le mégaphone de l'avion. pour
leur demander ce qu’ils voulaient boire.
Mais nous étions sensés
l’utiliser en cas d’évacuation de l’avion, afin d’appeler les pax, et
non pour communiquer avec les passagers durs de la feuille.
Souvent, alors, le service ressemblait à ça :
" Madame, voulez-vous boire quelque chose ?
- Pardon?
- Désirez–vous une boisson ?
- Qu’est qu’il dit? Je ne le comprends pas !
- Allume ta pile, Josiane !!!
- Voulez-vous une boisson ?
- Ah ! Ouiii, un coca svp."
Un peu plus loin un manchot demandait à Eva de l’aider à ouvrir son pot
de yaourt. Eva, empressée et charitable, l'a pris, l’a ouvert et a
constaté que l’emballage était humide et gluant. Dans un éclair de
lucidité, elle a compris qu'il avait déjà essayé de l’ouvrir avec ses
dents... Estomaquée, elle s’est évaporée aux toilettes pour se récurer
les mains.
Nous voilà à Lourdes, petit paradis posé sur le
flanc des Pyrénées, où le blanc et l’or s’associent dans un business
sacré. L’innocente Bernadette doit probablement se retourner dans son
suaire, en assistant aux conséquences commerciales de ses visions
mystiques. Partout, les boutiques de souvenirs pieux, se dressent comme
des chapelles, vendant à outrance leurs articles à l'effigie de
l’immaculée conception. Des fioles, des bouteilles et même des bidons en
forme de vierge se déclinent dans toutes les tailles, et cela jusqu’au
format de 10litres, pour ceux qui ont de lourds péchés à récurer à l’eau
miraculeuse de la grotte. Posés dans l’ordre, des cierges, du XS au XXL
pour consumer toute sorte d’inavouables fautes. Des statuettes tantôt
miniatures, tantôt grandeur nature, mais toujours kitsch, sont amassées
là. Pour mieux séduire le pénitent, elles sont de toutes sortes et
couleurs : à paillettes, transparente, phosphorescente ou lumineuses,
telles une apparition. Et juste à côté, des sacs en toile à motif
virginal des plus voyants. Oh my God ! Quel mauvais goût !
Enfin,
l'objet le plus convoité, la croix du christ, en bois, en argent, en or
et surtout en toc, en veux-tu, en voilà et en voilà encore, jusqu’au
modèle à taille humaine, pour les illuminés qui veulent vivre le chemin
de croix. Ces échoppes divines, c’est le paradis des petites vieilles
passionnées de ramasse-poussière d’un autre temps.
L'hôtel où
nous logeons est un quatre étoiles d'une autre époque, habité par des
retraités, des handicapés et des nones. C'est plutôt un home étoilé
suintant le Febreze. Son restaurant, aux prix prohibitifs, sent la
cantine de couvent. Malgré tout ça, il dépasse en qualité l’hôtel de la
Grotte, dont les chambres sont en effet aussi dépouillées qu’une grotte.
La literie fleurie, assortie aux rideaux et à la tapisserie, semble
dater en style et en fraicheur du règne de Louis IX.
La
procession se termine généralement à la buvette. Sous des dehors de
communion, les pèlerins s’envoient quelques verres de vin de messe,
jusqu’à ce que le sang du christ coule dans leur veine en proportion
suffisante pour accéder à l’extase. C’est là que certains contemplent
leurs propres visions christiques. Les communiants lèvent leur verre en
groupe et surtout, jamais seul, car qui trinque seul trinque avec le
diable !
Et Lourdes s'endort dans une dernière prière, à la veille d'un nouvel arrivage de fidèles qui envahiront la ville avec encore plus d'ardeur.