Dans notre métier,nous sommes souvent bloqués en escale ou, au mieux, coincés en vol pendant les fêtes : carnaval dans
un safari au Kenya, Pâques à dos d'éléphant au Sri Lanka, Noël
en tongue en Rep'Dom, ... Cette année, le Nouvel An serait égyptien.
Pour une
fois, le vol était particulièrement calme : à part les gosses hyperkinétiques qu'on chassait du couloir comme des chats sauvages, c'était presque une ambiance de
monastère tibétain avec ces passagers hypnotisés par la dernière daube diffusée sur les écrans, assez primitive pour captiver à la fois les petits et les grands.
Après
4 heures trente de
vol, nous voilà à Sharm-El-Sheikh, la plus grande station balnéaire du Sinaï, où vous pouvez faire du snorkeling, des safaris en quad dans le désert ou bien vous laisser griller par le délicieux soleil égyptien.
Mais en attendant ces moments d'abandon, il fallait affronter le contrôle des passeports : une double file dense et anarchique se tenait devant les deux seuls guichets actifs. Deux 747 fraîchement arrivés de
Moscou avaient déversé leur cargaison de touristes. On avait l'impression de revoir l'image des masses populaires faisant la queue devant les boutiques du système communiste. Heureusement pour nous, en tant qu'équipage, nous ne ferions pas la file. Je ne vous dis pas la rage de certains passagers lorsque nous passerions sous leur nez...
Malgré cette colonne qui n'avançait pas, les touristes russes ne semblaient pas s'impatienter, par rapport à nous qui pétons les plombs quand une page d'internet ne s'ouvre pas instantanément. Ils étaient sans doute habitués à attendre des plombes pour acheter un pain... De toute façon, deux jours entiers pouvaient s'écouler, ils ne mourraient
sûrement pas de soif : les derniers arrivés prenaient leur place dans la
file en titubant, au son chantant des bouteilles de vodka qui s'entrechoquent.
Très vite, nous quittions l'aéroport. Sur le chemin des 4 et 5 étoiles, les décorations de
Noël, brillant de tous leurs feux, défilaient derrière les vitres du bus. Comme dans un kaléidoscope, des images clichés se superposaient : les rennes sautant du Hilton, les étoiles scintillant devant le Radisson, les sapins s'embrasant devant le Hyatt Regency. C'était magique et beau. Parfois, un intrus s'incrustait dans cette féérie : par exemple, je ne comprenais pas pourquoi le Sunrise avait placé des parapluies lumineux dans son jardin. En référence à Marie Poppins?! Ils devaient l'avoir confondue avec une autre Marie!
J'étais
accompagné d'un ami et, exceptionnellement, j'avais réservé un all-in dans un
autre établissement que celui que la compagnie me destinait. Arrivés à la réception de cet hôtel, nous avons été accueillis par un père Noël version slim en carton pâte qui
tirait sur les rênes comme un hystérique pour faire avancer ses grimaçantes montures.
Tout autour de lui, des bonhommes de neige en frigolite pêchaient des poissons souriants à
travers la glace. Indifférent à toute cette maltraitance animale, au beau milieu
du lounge, un sapin rachitique, qui avait l'air d'avoir brulé,
supportait quelques boules. C'était le milieu de la nuit, le réceptionniste nous a
aimablement remis les clefs en lâchant quelques plaisanteries typiquement égyptiennes. Après nous avoir baladé dans le
dédale des infrastructures de l'hôtel, le bagagiste chargé comme un âne nous a gentiment
renversé les bagages dans les escaliers. Ce qui a dû précipiter la fin de
ma mousse à raser qui s'était déjà au trois-quart vidée dans l'avion.
Derrière lui, une traine mentholée parfumait tout le couloir.
La chambre
était petite mais très confortable. Sur le lit, l'homme de ménage nous avait confectionné une barque avec la serviette de bain, ce qui est également une coutume très égyptienne. A chaque fois que vous ouvriez la porte de votre chambre, vous pouviez contempler une nouvelle oeuvre plastique : un cygne, un coeur, un crocodile, des fleurs, ... au gré des humeurs de l'artiste. Ces employés de l'hôtel, payés moins de 100 euros par mois et isolés de leur famille pendant des semaines entières, déployaient des trésors d'amabilité et d'originalité pour satisfaire les clients.
Assis sur la terrasse, nous avons dégusté notre mini bouteille de champagne
taxée à bord (cf "Tout doit disparaitre"), en jouissant de la
vue des palmiers et des piscines.
Après une courte nuit de
sommeil, nous avions hâte de nous jeter sur le buffet du déjeuner. Le restaurant se trouvait juste en dessous de notre chambre. La nourriture
s'étendait comme un festin, dans un étalage de viennoiseries, de pains de
toute sorte, de charcuterie, fromages et laitages et de fruits frais. C'était à la fois appétissant et varié. Nous avons regagné nos places avec une
pyramide de nourriture dans nos assiettes. Mais nous aurions dû manger avec les yeux. Les croissants au goût de papyrus, les fruits fades et les
omelettes huileuses nous avaient coupé l'appétit. Le pire, c'était la
mortadelle... c'était du Tricatel (vous savez, cette usine dans le film de De Funès qui fabriquait du poulet avec du plastic) ! Pour faire passer tout ça,
nous avons voulu nous faire un lavement au café qui avait un goût de
chicorée bas de gamme. Finalement, nous avons fait une cure d'œufs durs tous les matins de la semaine, car c'était ce qu'il y avait de plus mangeable. Quant aux jus de fruits, ... que dire... ils avaient un
goût chimique de médicament antigrippal genre Lysomucil. Peut-être valait-il mieux se rabattre sur le Château-Migraine qu'ils vous servaient dès le matin en guise de vin rouge...
Après
ce calvaire gastronomique, les intestins gonflés comme une montgolfière, nous sommes allés devant l'hôtel pour prendre le minibus pour la plage. Celui-ci était toujours en retard, sauf quand vous l'étiez. Le
chauffeur devait être pressé de livrer ses passagers, le bus sautillait sur les nids-de-poules et il grillait tous les ronds-points. Il nous a débarqués dans un espèce de terrain
vague, sans aucune information et est reparti illico : d'autres touristes attendaient la prochaine navette à l'hôtel. Au radar, nous avons trouvé la plage et les emplacements qui nous étaient réservés. Nous avions droit à des sodas dans notre forfait, mais ils nous les servaient dans des verres microscopiques pour éviter le gaspillage. Vous aviez plus de chance de vous déshydrater en allant chercher à boire qu'en restant à l'ombre sur le transat.
Inutile de
vous rappeler que la mer Rouge est une des plus belles destinations pour
admirer la faune aquatique. Des poissons qui rappelaient les couleurs
fluos des cocktails de l'hôtel s'approchaient de nous, nous frôlaient même, lorsque nous restions immobiles. C'aurait été un crime de ne pas avoir un
masque tuba pour admirer leurs danses gracieuses entre les récifs
coralliens. De toute façon, les Egyptiens sont pragmatiques : pour quelques livres
pharaoniques, ils vous louent les masques au quart d'heure, à l'heure, à la journée, à l'éternité. Vous pouvez aussi profiter des sports nautiques et vous faire retourner autant de fois que vous le voulez en banane boat ou en bouée.
L'heure du dîner approchait.
L'estomac encore ballonné en redemandait pourtant. Le all-in de la plage nous
proposait les sandwiches du matin, garnis de mortadelle à la mode Tricatel.
Heureusement, une alternative s'offrait à nous : on trouvait des restaurants sur la plage, et même si vous ne receviez
pas toujours ce que vous aviez commandé, c'était du caviar comparé à ces foutus pains garnis.
C'était la belle vie que de digérer tout ça, étalés à volonté à l'ombre ou au soleil. Tout autour de nous, des bellâtres roulaient des mécaniques pour draguer lourdement les Russes esseulées.
Retour à l'hôtel pour célébrer la nouvelle année! Si
la douche ne vous avait pas brûlé au troisième degré, alternant d'elle
même le chaud et le froid à cause de tous les occupants qui se lavaient en même temps, vous pouviez vous mettre sur votre 31. Mais la concurrence russe était rude! Nous avions déjà eu un bref avant
goût de leur tenue dès le petit déjeuner : chaussures hauts talons compensées, bottillons
dentelés avec une touche médiévale,mini-shorts paillettes d'after club
Ibiza, leggings de femmes pour homme et vice-versa,... Même à la plage, Natacha gardait ses hauts talons pour marcher dans le sable.
Dès 18h, le réveillon débutait par un
cocktail multicolore. Ils avaient vraiment déployé tout
leur génie pour composer les différents apéritifs : en fait, les trois
jus chimiques proposés au déjeuner étaient agrémentés de rhum ou de vodka et de
grenadine ou de menthe. Les Russes étaient ravis! Un verre dans chaque main, ils le chargeaient encore de leur vodka
achetée au duty free.
Une
tente avait été apprêtée pour l'occasion. A l'entrée, des musiciens nous
attendaient, jouant de la musique traditionnelle égyptienne. Trois personnes se
sont proposées en même temps pour aller nous placer. A l'intérieur, tout était d'un blanc virginal, des assiettes au plafond, excepté la déco empruntée
au fond de stock de Disneyland : Blanche Neige, coincée entre un gâteau
meringue saturé de sucre et un kyste géant jaune fluo, se faisait
reluquer par Donald. Tout ça pourrait ressembler au mariage princier de Cendrillon, si on oublie la mosquée en macaronis peints et la tour Eiffel en carton
badigeonnée de chocolat. Des sacs surprises avaient été placés sur chaque siège ;
nous avons découvert avec plaisir qu'ils contenaient un kit pour foutre
le boxon à minuit : des cotillons, des mirlitons, des serpentins, des
masques, des loups et des chapeaux. Tout autour de nous, on se croyait aux MTV Music Awards avec, comme invités prestigieux, les sosies de : Lady Gaga, Britney Spears, Dragonstei Din Tei (Numa numa yei, numa numa numa yei), le policier des Village People, les Spice Girls, ... Les autres semblaient
débarquer d'un gala de charité des années 80 avec cette femme en tailleur coupe entretien
d'embauche, celle en robe noire cocktail ornée d'une guirlande de Noël ou ce gosse habillé
comme pour un mariage dans un cirque. Les autres Ludmila, Natalia ou Misha étaient fagotées comme des poupées russes et les
mamouchka étaient maquillées comme la fiancée de Chucky.
Les cuisiniers avaient vidé leur
chambre froide pour nous préparer un vrai repas de fête : les papilles allaient être
bombardées. Il y en avait pour tous les goûts : des raviolis rances,
une dinde rôtie toute entière (et dont la tête vous regardait en demandant
pourquoi), du saumon si divin qu'il a disparu en quelques secondes et des desserts ultra-sucrés de couleur fake, allant du gélatineux à la pierre
taillée. Les Moscovites emportaient et
engloutissaient tout, même les décos. Ils recréaient Kheops, Kephren et Mykerinos au milieu de leur table. Il faut aussi comprendre pourquoi la fête avait autant d'importance à leurs yeux ce soir-là! Dans leur vaste
pays, le Nouvel An se fête à différents moments. Ainsi,
à 20h toute
une table s'est levée d'un bloc en criant "Rossiya! Rossiya!" puis ils ont vidé leur verre et se sont embrassés. Nous étions
déjà moins étonnés quand
à 21h, une autre table a scandé un autre "Rossiya! Rossiya!" d'une manière un peu plus éméchée. Il était sûrement minuit à Petaouchnok!
A 22h,
les 3\4 de la salle ont crié. Les mirlitons braillaient comme si on égorgeait Donald. Il était minuit à Moscou. Le gosse habillé en marié
balançait des cotillons sur ses compatriotes des autres tables et sur les
serveurs... qui les lui renvoyaient. C'était une sacrée ambiance et je peux dire sans hésiter que c'était le réveillon le plus drôle et le plus déjanté que j'avais passé. Et ce n'était que le début des célébrations. Tout le monde s'était mis à danser; le type en cravate motif bière avec le policier Village People, un autre sapé comme David Vendetta pointait son index de DJ vers la
salle, les femmes avaient abandonné leurs hauts talons au
milieu de la piste pour se trémousser à leur aise comme des lap
dancers ; les gens emportés par leurs danses envoyaient
les talons dans les 4 coins de la piste. Sur la scène, ils s'en prenaient aux décos : les Cosaques avaient scalpé le Père Noël! Quelques minutes avant l'heure
fatidique, le DJ nous a balancé un son que je n'avais jamais entendu mais qui a mis tous les Russes en transe. C'était de la techno hardcore jump qui disait "Now
you're ready to dance with the devil". Avec tout cet alcool qui coulait dans leur veine, je croyais que nous allions nous faire mitrailler à la kalachnikov aux douze coups de minuit mais c'est une pluie de ballons qui s'est
déversée sur les fêtards. Tout le monde continuerait à offrir son corps à la musique
jusqu'à l'aube.
Malheureusement, les relations étaient tendues avec les pays voisins et s'il y avait eu des feux d'artifice, une rocket aurait probablement explosé en plein milieu de la tente en guise de riposte. Mais des dizaines de flying lanterns évoluaient vers
le ciel étoilé.
Le lendemain matin, dès
9h,
tous ceux qui étaient sur la piste étaient déjà là, le teint frais et
sans une cerne, croquant à pleine dent dans le Tricatel, habitués sans doute à
ce régime de nuit blanche. Comme nous remplissions les assiettes à l'aveugle, le
serveur nous a lancé un "Kaldila râla cho! Hipi niuyear! ", il nous prenait pour des Rusvovs.
Il avait peut être raison : après quelques séjours en Égypte vous devenez encore plus russe que dans un stage d'immersion à Saint Petersbourg.