mardi 6 novembre 2012

Transports mystiques

     Lourdes… 6 millions de visiteurs chaque année venus du monde entier, 60.000 malades et invalides, troisième lieu de pèlerinage catholique, en terme de fréquentation, après le Vatican et Notre-Dame de Guadalupe de Mexico.
Bref, un business
bien juteux pour notre compagnie ! Les crews les plus chanceux volant sur cette destination passaient parfois la journée ou même le week-end sur place. Les autres se tapaient des aller-retour harassants. Certains profitaient de ce pèlerinage obligatoire pour expier leurs péchés de chair ; ils faisaient acte de contrition après avoir profané leur mariage une enième fois ou s’être éveillé d'un black-out, à côté d’un inconnu peu orthodoxe. Dans la flamme des bougies se consumaient les virées éthyliques fornicatoires. Absouts et désormais immaculés, les crews pouvaient s’abandonner à de nouveaux vices.
      Je me rappelle de ce vol où l’on avait effectué un ferry (à vide) vers Shannon, pour ensuite emmener les pèlerins en deux heures à peine à l’aéroport de Lourdes Tarbes pyrénéen. Ma collègue préférée, Eva, avec qui j’avais déjà fait les 400 coups en escale, m’accompagnait ce jour-là. Il était 6h du matin et l’embarquement prenait des airs de procession.
« Good morning, madame!
- Good morning, sweetheart!
- Good morning, sir, welcome!
- G’morning darling, how are u?
- Good morning, welcome!
- Good morning sweetie!
- Welcome !
- Thank you cutie ! »
Ces surnoms polissons d’alcôve, débordants d’amour chrétien, nous changeaient de l’accueil de puritain frigide de nos habituels passagers. En fait, une aura bienveillante, une mentalité unique transcende toujours ces vols : dans une ambiance bon enfant qui relègue La Petite Maison dans la prairie au rang d'une série allemande, tout le monde s’échange des politesses et des sourires. Les bonjours, les mercis et les s’il vous plaît pleuvent en déluge dans cette arche de Noé d’éclopés, d’infirmes, de débiles et de bonnes sœurs… Vu de l’extérieur, ça ressemble aussi à un casting pour un film de David Lynch.
      Cette fois encore, comme d'habitude, l’embarquement durerait une éternité de purgatoire. Dans une odeur opposée à celle de sainteté, rappelant le cloitre et la vieillesse, les chaises roulantes seraient démultipliées… Un interminable calvaire pour installer tout le monde, je ne vous raconte pas la scène !
Les dévots attachés, je checkais la cabine et les issues de secours. Je devais, comme le veut la consigne, m’assurer que des personnes aptes à ouvrir les portes en cas de cataclysme soient assises à leur niveau. Tout à mon office, j'ai tourné la tête à gauche, j’allais expliquer à la personne qui était assise là comment elle pouvait débloquer le système d’ouverture, lorsque j’ai réalisé qu’elle n’avait pas de bras ! A ma droite, un impotent n’arrivait même pas à boucler sa ceinture de sécurité. Je les ai immédiatement changés de place puis j’ai parcouru du regard l’assemblée de pèlerins. Parmi les manchots et les aveugles, les débiles légers ou profonds ou les handicapés moteurs, impossible de trouver âme qui vive pour cette mission. En cas de crash, il faudrait s’en remettre au créateur et espérer un miracle.
      Mais déjà l’heure était au départ, l’ascension commençait, dans un silence de cathédrale. Le service petit déjeuner débutait lorsqu'Eva m’a dit : « Zak, je ne comprends pas ce qu’elle veut… Elle me demande un Brandy avec Ginger Ale.
- Heu… On n’en a pas !
- Do you see it on the top of the trolley ?, a-t-elle demandé à la passagère en montrant le trolley »
La passagère a fait non de la tête. Eva a ajouté avec malice : « So, we don’t have ! Would you like some coffee or tea? »
Dès 8h, la prière du matin encore sur le bout de la langue, ils étaient une dizaine à réclamer ce hard drink pour accéder un peu plus à la passion.
Quelques verres plus tard, Miss Brandy Ginger Ale, déjà exaltée, a arrêté Eva qui passait à sa hauteur et lui a montré la carte de consignes de sécurité. Le regard énigmatique, elle lui a demandé : « What is this ?’’ en désignant l’icône du talon barré. Cette question, elle devait l’avoir ruminée depuis l’heure du Brandy matinal.
L’hôtesse lui a donc dévoilé qu’en cas d’évacuation de l’appareil, les passagers qui portaient des talons devaient les enlever avant de glisser sur le toboggan, afin d'éviter de l’éclater.
Peu convaincue, Miss brandy a fixé les hauts talons d'Eva et a ânonné : " And you ?
- Moi ? Je peux ! I'm allowed!, lui a-t-elle rétorqué."
Puis elle s’est éloignée comme une idole sur ses hauts talons, sans lui laisser une occasion d’en rajouter. Les passagers se mettaient à nous sermonner! C'était le début d'une ère nouvelle, bientôt, ils nous entendraient en confession!
      De mon côté, j’étais en train de méditer sur une question existentielle : pourquoi la compagnie n’avait-elle pas proscrit le sel et le poivre plus tôt ?
Pour faire des économies supplémentaire, elle avait un jour décrété que les kits de couverts posés sur les plateaux repas en seraient dépourvus. Nous avions reçu cette nouvelle comme une délivrance… En effet, sur ce satané vol, les paxs, comme possédés par je ne sais quel esprit malin, versaient tous le sel et le poivre dans leur café, à la place du sucre ! Nous passions notre temps à changer les tasses.
Le sel, je le confesse, peut se confondre avec le sucre.. Mais le poivre ! Le service déjà très serré pour ce vol si bref en devenait infernal… nous courrions comme des damnés en cabine pour que chacun puisse savourer son breuvage sans grimacer. Au moment de débarrasser, il y en avait toujours un, plus inspiré, qui me disait: "Votre café a un drôle de goût, monsieur !’’ Si tu le saupoudres de sel et de poivre, c’est tout-à-fait normal qu'il soit imbuvable ! Jésus changeait l'eau en vin; nos passagers changeaient le café en gaspacho. Et je revois s'amonceler ces reliques de tasses maculées du noir des grains de poivre. Certains, apparemment, croyaient expier leurs péchés en buvant notre ignoble café. Ou peut-être n’osaient-ils pas provoquer notre courroux en en demandant un autre ?
À bord, on assistait régulièrement à des messes données en plein ciel. Je me rappelle de la première fois où j'y ai eu droit. Je servais le café, me frayant un chemin à travers la cabine, tel Moïse fendant les eaux. Soudain, une voix retentissante à entonné un cantique, tous les passagers lui faisaient écho. Moi j'étais là, le pot de café tendu vers un des fidèles, pétrifié, attendant la fin de l'office. Puis, comme c'était interminable, j'ai recommencé à proposer mes boissons. J'ai dû me répéter parfois quatre fois pour me faire comprendre. J'avais l'impression de faire la quête! Un grand moment de solitude. Eva avait même pensé à utiliser le mégaphone de l'avion. pour leur demander ce qu’ils voulaient boire.
Mais nous étions sensés l’utiliser en cas d’évacuation de l’avion, afin d’appeler les pax, et non pour communiquer avec les passagers durs de la feuille.
Souvent, alors, le service ressemblait à ça :
" Madame, voulez-vous boire quelque chose ?
- Pardon?
- Désirez–vous une boisson ?
- Qu’est qu’il dit? Je ne le comprends pas !
- Allume ta pile, Josiane !!!
- Voulez-vous une boisson ?
- Ah ! Ouiii, un coca svp."
Un peu plus loin un manchot demandait à Eva de l’aider à ouvrir son pot de yaourt. Eva, empressée et charitable, l'a pris, l’a ouvert et a constaté que l’emballage était humide et gluant. Dans un éclair de lucidité, elle a compris qu'il avait déjà essayé de l’ouvrir avec ses dents... Estomaquée, elle s’est évaporée aux toilettes pour se récurer les mains.
      Nous voilà à Lourdes, petit paradis posé sur le flanc des Pyrénées, où le blanc et l’or s’associent dans un business sacré. L’innocente Bernadette doit probablement se retourner dans son suaire, en assistant aux conséquences commerciales de ses visions mystiques. Partout, les boutiques de souvenirs pieux, se dressent comme des chapelles, vendant à outrance leurs articles à l'effigie de l’immaculée conception. Des fioles, des bouteilles et même des bidons en forme de vierge se déclinent dans toutes les tailles, et cela jusqu’au format de 10litres, pour ceux qui ont de lourds péchés à récurer à l’eau miraculeuse de la grotte. Posés dans l’ordre, des cierges, du XS au XXL pour consumer toute sorte d’inavouables fautes. Des statuettes tantôt miniatures, tantôt grandeur nature, mais toujours kitsch, sont amassées là. Pour mieux séduire le pénitent, elles sont de toutes sortes et couleurs : à paillettes, transparente, phosphorescente ou lumineuses, telles une apparition. Et juste à côté, des sacs en toile à motif virginal des plus voyants. Oh my God ! Quel mauvais goût !
Enfin, l'objet le plus convoité, la croix du christ, en bois, en argent, en or et surtout en toc, en veux-tu, en voilà et en voilà encore, jusqu’au modèle à taille humaine, pour les illuminés qui veulent vivre le chemin de croix. Ces échoppes divines, c’est le paradis des petites vieilles passionnées de ramasse-poussière d’un autre temps.
L'hôtel où nous logeons est un quatre étoiles d'une autre époque, habité par des retraités, des handicapés et des nones. C'est plutôt un home étoilé suintant le Febreze. Son restaurant, aux prix prohibitifs, sent la cantine de couvent. Malgré tout ça, il dépasse en qualité l’hôtel de la Grotte, dont les chambres sont en effet aussi dépouillées qu’une grotte. La literie fleurie, assortie aux rideaux et à la tapisserie, semble dater en style et en fraicheur du règne de Louis IX.
    La procession se termine généralement à la buvette. Sous des dehors de communion, les pèlerins s’envoient quelques verres de vin de messe, jusqu’à ce que le sang du christ coule dans leur veine en proportion suffisante pour accéder à l’extase. C’est là que certains contemplent leurs propres visions christiques. Les communiants lèvent leur verre en groupe et surtout, jamais seul, car qui trinque seul trinque avec le diable !
Et Lourdes s'endort dans une dernière prière, à la veille d'un nouvel arrivage de fidèles qui envahiront la ville avec encore plus d'ardeur.

1 commentaire:

  1. oh mon dieu! la messe du dimanche dans l'avion...une expérience dont je me passe volontiers! lourdes...pas pour moi....! tit

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