dimanche 17 mars 2013

mARNAKEch

   
     Lorsque je suis sorti de l'agence qui venait de m'offrir en promotion un passeport pour des vacances all-in inoubliables, loin des douches estivales belges qui duraient des heures, j'avais déjà presque oublié la destination choisie. En fait, l'employée m'avait tellement gavé d'informations que mon indécision s'était portée sur Marrakech. J'ignorais tout de cette cité touristique mais mon cerveau était saturé d'images utopiques de catalogue : la palmeraie luxuriante et aride à la fois où poussaient de sublimes palais orientaux, la place Jama El Fna où l'on assiste à des spectacles incroyables en plein air et le souk où l'on trouve des trésors d'artisanat local.
     Le vol opéré par la célèbre compagnie ibérique m'emmenait vers cette destination de rêve, mais dans une ambiance moins glamour. Le système digestif rudoyé à la fois par un repas frugal à la mode Franco et par la conduite inégale du pilote, j'essayais de m'imaginer le soir même, un cocktail à la main, noyé dans la fragrance jasmin et le rouge flamboyant de l'hôtel. Mais les hôtesses qui croisaient dans le couloir comme des matadors au masque dédaigneux, me piquant à chaque commande me ramenaient encore à la réalité de mon siège en velours économique.
     Dès le premier pas hors de l'avion, j'ai eu l'impression de respirer à travers un sèche cheveux. Un vent chaud soufflait, et l'air brûlant jetait comme un voile sur le tarmac de la piste. Je descendais les marches de l'appareil, pressé d'arriver au contrôle des douanes et de sortir de l'aéroport pour me glisser dans les scènes magiques et voluptueuses promises par la brochure. Un car attendait les touristes pour les emmener vers l'hôtel 4 étoiles qui se trouvait justement sur la grande route qui relie l'aéroport à Marrakech. Le transport n'a pas été long, et déjà je jetais ma valise négligemment dans ma chambre pour repartir aussitôt et commencer l'aventure vers le centreville.
     J'avais frôlé l'accident une dizaine de fois, en marchant sur la route sans trottoir où les voitures me touchaient presque à chaque passage mais j'avais finalement atteint Gueliz, le nouveau quartier de Marrakech.
Tout me semblait propre et structuré, à part les routes où une seule bande accueillait côte à côte deux véhicules klaxonnant, avant même que le feu ne passe au vert. Je devais découvrir ce jour là qu'au Maroc, cela revient cher de changer les plaquettes de frein; donc on ne freine pas, on klaxonne, et tant pis pour les sourds!  Heureusement, je ne l'étais pas, et surtout je regardais à gauche et à droite avant de traverser. Je devais également découvrir qu'il fallait regarder aussi devant et derrière voire en haut et en bas, avant toute manoeuvre. J'avais l'impression d'être la grenouille suicidaire dans un jeu des années 80 et j'étais étonné de ne pas trouver, imprimées dans le goudron, des traces d'impact et des taches de sang.
     En touriste avisé, je m'étais procuré le dernier guide du Routard. Je me croyais donc très futé et j'étais persuadé qu'il me préserverait de toute arnaque. J'avais justement lu, dans l'avion, un article riche en conseils pour éviter les faux guides qui se baladaient en ville, prêts à presser le touriste comme une orange.  J'étais immobile en plein milieu du trottoir, occupé à me situer sur un des plans pour éviter les quartier louches, les sourcils froncés marquant ma perplexité. Il ne manquait qu'une pancarte géante dans mon dos "Je suis paumé, arnaquez-moi!" Heureusement, un homme d'une cinquantaine d'année, sûr de lui et rassurant comme un père de famille, s'était approché et me proposait de m'indiquer le chemin vers le centre ville. Pendant que je me confondais en merci, il m'interrogeait. D'où venez-vous? Quel travail faites-vous en Europe? Avez-vous des amis au Maroc, etc. Je trouvais cela très sympa de s'intéresser à moi de cette façon. Il était si empressé de me rendre service, qu'il ne me lâchait plus. Comme nous approchions du centre, du moins je le pensais, il a commencé à me parler des soirées passées sur les toits aménagés de Marrakech, face au soleil couchant, qui était bien plus beau encore avec un joint au bout des doigts. Puis, il a embrayé en me parlant des filles marocaines qui étaient si jolies. J'étais un peu étonné qu'après dix minutes de conversation, ce respectable père de famille me propose à demi mots de me fourguer du shit et des putes. Mais, sentant que je n'étais pas intéressé, il a ajouté que son cousin était un marchand honnête, contrairement aux autres commerçants de Marrakech qui profitent de l'ignorance des touristes concernant les prix. Il travaillait justement à deux pas d'ici... Déterminé à me débarrasser de lui, j'ai accepté la visite.  
     Quelques minutes encore et j'étais dans le magasin du "cousin". Trop poli pour être libre, je me surprenais à observer avec intérêt une breloque inutile. J'écoutais avec lassitude le commerçant, qui me suivait comme une ombre, se répandre sur les vertus des plateaux en métal et des turbans touareg. Je me rapprochais progressivement de la sortie mais toujours les cousins se mettaient sur mon chemin. C'était clair : je n'arriverais pas à m'en décrocher sans acheter quelque chose. Je scannais les articles, cherchant celui qui selon moi me coûterait le moins cher. Mon regard s'est arrêté sur une paire de babouches jaune canari. Je me disais que ce serait un souvenir acceptable ou qu'au pire elles me serviraient de pantoufles! J'ai donc interrompu la diarrhée mercantile du vendeur :
"C'est combien?
- 200 dirhams, 20 euros."
J'étais en train de me dire que c'était un peu cher pour un objet qui ne me plaisait pas. Mais il avait repris son supplice argumentaire et mon soi-disant sauveur, devenu bourreau, me barrait toujours la route vers la liberté. C'était étrange, je me sentais psychologiquement piégé par ma politesse. Je devais arrêter ça. J'ai sorti deux billets de 100 Dh et je les lui ai tendus. Puis, les mains encombrées de ces pimpantes babouches, je me suis faufilé vers la sortie comme un étron dans un rectum : dépouillé de mes devises, je n'étais plus qu'un déchet. Inutile de dire que j'étais refroidi, et que je maudissais le Routard et mon incapacité à dire non! Inutile de dire aussi qu'il m'avait encore plus éloigné du centre ville. Cependant, je n'osais plus sortir mon guide en pleine rue...

     Mais je voulais ajouter à cette expérience désagréable d'autres expériences plus proche de la chaleur et de l'hospitalité, apanages des gens de Marrakech.
Avec une témérité proche de l'inconscience, je suis allé tout droit dans la gueule du souk... Il y avait une logique dans ce labyrinthe de ruelles étroites et tortueuses. Elles étaient organisées par spécialités, comme des rayons de supermarché. Dans les boutiques, tout était amassé pêle-mêle, sur les étagères et sur le sol.  Le contraste était au rendez-vous : aux étoffes rouge, bleu majorelle ou vert pistache succédaient une rangée de têtes de moutons à emporter. Plus loin dans le quartier des tanneurs, je voyais les gens tannés par l'odeur se balader un bouquet de menthe sous le nez. J'en ai rapidement compris la raison en reniflant le mélange de cuir neuf et d'urine. Au détour d'une autre ruelle, des lampes en fer forgé multicolores avaient attiré mon regard. Fort de ma précédente expérience, j'ai arboré un air détaché pour en demander le prix. Le camelot m'a répondu :
"D'abord, choisis tout ske ti vo et puis on parle pour le prix.
- Je voudrais cette lampe orange. C'est combien?
- Prends encore autre chose.
- Je veux juste savoir le prix, par curiosité.
- Oui, oui, oui."
C'était un dialogue de sourd; enfin il se foutait complètement de ce que je disais.  Là, j'ai repensé aux babouches jaunes et je me suis lancé dans les négociations.
" Alors, elle est à combien?
- Combien ti vo payer?"
J'étais pris au dépourvu. Impossible d'estimer la valeur de cette foutue lampe, je ne savais pas quoi lui répondre. Finalement, après m'avoir proposé de fixer le prix, c'est lui qui me l'a imposé, plus cher évidemment que le prix réel. Comme je contestais ce dernier, il avait ajouté qu'elle était faite en peau de chameau, contrairement aux autres qui étaient en peau de chèvre. Au bout de ce négoce, je sortais pourtant de là avec la lampe, payée au prix fort. Un grand spectacle de mentalisme.

     Toutes ces tractations m'avaient donné faim, et le contenu de mon portefeuille ayant bien diminué, j'ai commencé à chercher un snack à l'apparence modeste. En pleine place Jemma El Fna, j'ai ressorti mon Routard. Justement, ils conseillaient une petite échoppe sur la place. Je me suis assis à une table, de tous ces restaurants improvisés, une fumée appétissante s'élevait jusqu'au ciel. Sur le menu, les prix étaient clairement indiqués. Comme ils avaient l'air raisonnables, j'ai appelé le serveur. Il avait déjà une salade à la main qu'il a posée devant moi. Quelle hospitalité : une salade d'accueil ! J'ai commandé aussitôt un quart de poulet rôti. Quelques minutes plus tard, il m'apportait des frites, du riz, du pain et bien sûr le poulet, qui se réduisait finalement à un pilon. C'était juste mangeable, pas assez assaisonné, mais quand on a faim, on peut avaler n'importe quoi. Excepté la note! Au moment de payer, j'ai rappelé le garçon qui m'a fait un nouveau tour de passe passe : ma commande était démultipliée : le simple poulet était devenu une liste. Comme s'il voulait me faire casquer pour chaque ingrédient! En effet, les frites, le pain et le riz, que je n'avais pas commandés étaient facturés à part. Il avait eu cependant la courtoisie de m'offrir le prêt de l'assiette et des couverts.

     Un peu fatigué par toutes ces petites arnaques, j'ai décidé de rentrer à l'hôtel, de retourner dans mon petit confort all-in occidental où je n'allais plus me faire entuber.  Juste devant la porte, je suis tombé sur un type qui garait sa mobylette. Il m'a demandé du feu, puis on a commencé à parler de tout et de rien. Je lui ai demandé s'il connaissait un bon restaurant marocain. Il a enchainé en me disant que sa femme cuisinait très bien, et m'a finalement proposé de passer chez eux le lendemain pour manger un bon couscous. Quelle chaleur humaine! Ce n'est pas à Bruxelles qu'un passant aurait proposé à un touriste une telle invitation.
Le lendemain donc, j'étais au rendez-vous. Nous sommes allés chez lui en mobylette. Il habitait dans un bidonville à quelques kilomètres de la palmeraie et de ses palaces. Dans son abris, sa femme allaitait leur fils, en surveillant la cuisson. Assis par terre, un verre d'eau fraiche à la main, en pleine conversation, j'appréciais ce moment de simplicité. Je me disais que nous étions si enfermé dans notre confort en occident que nous vivions dans des cocons glacés. A ce moment, mon hôte a dit :
" On va manger un bon couscous. Ma femme a acheté les meilleurs légumes.
- Merci en tout cas.
- Et elle a acheté de la viande de très bonne qualité aussi. "
J'étais déterminé depuis la veille à participer à ce repas de fête; c'était la moindre des choses pour les remercier de cette invitation si spontanée.
" Je voudrais participer aussi. Comment puis-je vous remercier...
- Comme tu veux. 200 dirhams ça va?"
20 euros et il m'en restait 30 pour finir le séjour. Ca me semblait un peu gonflé pour une assiette de couscous. Bien sûr, je comptais remercier toute la famille, les inviter à mon tour le lendemain. Je n'avais rien non plus contre les inviter à leur propre couscous mais l'impression de convivialité et d'hospitalité s'en était allée. En fait, dès le départ, il comptait me faire payer une note salée pour ce repas. Il a empoché son dû et a soudainement manifesté une certaine impatience. Son visage était fermé. Tout à l'heure si loquace, il ne pipait plus un mot. Je lui ai dit que j'allais rentrer. Il m'a ramené à l'hôtel. Au moment où je descendais de la mobylette, il a à nouveau été plus chaleureux en me proposant un tajine pour le lendemain. Un tajine que je paierais 4fois le prix bien sûr! Je lui ai répondu que je partais en excursion dans les environs. Il a ajouté qu'il avait un cousin chauffeur de taxi qui me ferait visiter avec plaisir. Oui, et je paierais aussi 5euros le litre d'essence sans doute. J'ai été à mon tour plus distant et ai répondu que tout était déjà organisé et que d'ailleurs je rentrais en Europe prochainement. Il avait compris. Il m'a demandé 2 euros pour le trajet en mobylette puis a disparu à l'horizon.

     A force de pourboires, de charité, de repas et d'achats surévalués et de détours en taxi, je n'avais plus un cent en poche. Il me restait ma carte bancaire heureusement, mais à cette époque, les distributeurs internationaux étaient rares. J'ai dû sillonner toute la ville... à pied vu que je n'avais plus rien, pour en trouver un. J'avais même envisagé d'emprunter de l'argent aux autres clients de l'hôtel, avec qui j'avais un peu sympathisé... Heureusement, j'ai fini par pouvoir retirer un peu d'argent dans un distributeur d'hôtel. Au moment de sortir, le gardien qui montait la garde à l'entrée, a ouvert la porte avec un sourire rayonnant. Les images de la brochure à l'agence me revenaient en tête : la palmeraie, bois de Boulogne pour jet-setteurs avides de vider des flûtes en flambant leurs euros et en snobant la plèbe locale, la place Jama El Fna qui se met en scène tous les soirs dans un spectacle lancinent avec ou sans l'assentiment des touristes et le souk tentaculaire où vous trouvez tout le contenu de la caverne d'Ali Baba, y compris les 40 voleurs. En effet, à Marrakech régnait une chaleur humaine unique au monde. Mais elle avait un prix.




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